La Première Guerre Mondiale
Elu à la Maison-Blanche le 5 novembre 1912, Thomas Woodrow Wilson souhaite à tout prix éviter que les Etats-Unis ne soient entraînés dans la tourmente qui se lève en Europe. Fils de pasteur, pacifiste convaincu, il a vecu, enfant, les horreurs de la guerre civile, et il craint le retour à la barbarie qu’entraînerait une nouvelle conflagration. De plus, le souci de maintenir l’unité nationale d’un pays dont un habitant sur quatre est né à l’étranger ou de parents venus d’un des deux blocs antagonistes lui dicte la plus grande prudence : comment prendre parti, en effet, quand les sympathies des Américains d’origine allemande du Middle West vont aux Empires centraux, tandis que les protestants anglo-saxons de la côte est sont plutôt favorables à l’Entente, que les Irlandais détestent l’Angleterre et que les Polonais sont hostiles à la Russie ? Dépêchant en Europe son éminence grise, le colonel House, au printemps de 1914, il le charge d’une mission de bons offices entre Paris, Londres et Berlin. Mais l’assassinat de Sarajevo anéantit les efforts du Texan et le conflit tant redouté éclate dans les premiers jours d’août 1914. Fidèle à la politique de "neutralité médiatrice" dont il a defini le principe, Wilson va, pendant près de trois ans multiplier les initiatives diplomatiques pour tenter de créer entre les belligérants les conditions d’une "paix sans victoire" dont aucun ne veut réellement.
Le torpillage, en mai 1915, malgré de sévères mises en garde des Etats-Unis, du paquebot britannique Lusitania par un U-Boot qui fera plus de 1000 victimes civiles, parmi lesquelles 128 Américains, fera faire à l’opinion le premier pas vers l’acceptation de la guerre. Mais la publication par les Anglais d’une liste noire des entreprises d’outre-Atlantique accusées de violer le blocus contre l’Allemagne indispose les Américains qui, pour beaucoup d’entre eux, restent encore opposés à toute intervention. Et l’approche des élections de novembre 1916, dont le résultat n’est pas acquis, n’encourage guère le président à forcer le destin.
C’est la décision prise en janvier 1917 par les Allemands, malgré les négociations en cours, de déclencher un blocus de fait de l’Amérique en décrétant la guerre sous-marine à outrance qui fera déborder le vase. Wilson décide la rupture des relations diplomatiques avec Berlin.
Il n’attend plus désormais pour agir que ce qu’il appelle « un acte d’injustice voulu », c’est-à-dire l’attaque d’un navire de commerce américain. L’irréparable sera commis avec le torpillage du Vigilentia et, le 6 avril 1917 à 13h18, le Congrès vote la guerre. Cette décision est acquise à une majorité d’autant plus grande que la publication du « télégramme Zimmermann », dans lequel le secrétaire d’Etat allemand aux Affaires étrangères suggère à son ambassadeur au Mexique de préparer avec ce pays une alliance contre les Etats-Unis, à laquelle pourrait ultérieurement se rallier le Japon, a entre-temps soulevé une vive indignation de l’opinion publique américaine.
Si les Etats-Unis ont choisi « la défense du droit plutôt que la paix », ils n’ont pas pour autant les moyens de faire la guerre. Ils ne disposent que d’une armée de métier aux effectifs réduits, dont les seules expériences du combat ont été acquises contre les Indiens, les rebelles philippins, les Espagnols de Cuba ou les hors-la-loi mexicains de Pancho Villa et ils ne semblent guère capables de soutenir un conflit lointain impliquant un engagement massif. Ce qui explique sans doute la tranquille assurance du Kaiser lorsqu’il déclare : « Si Wilson veut la guerre, qu’il la fasse -et tant pis pour lui. » Pourtant, l’Amérique va relever le défi. Et faire, en quelques mois, la preuve de sa détermination et de son efficacité. Voté le 18 mai 1917 malgré l’opposition de certains démocrates à cette « autre forme d’esclavage », le Sélective Service Act institue la conscription de tous les citoyens de sexe masculin âgés de 21 à 30 ans. Il permet de porter les effectifs de l’armée de 200000 hommes en février 1917 à quatre millions de soldats en novembre 1918. Tandis qu’un comité pour l’information publique multiplie conférences et manifestations destinées à convaincre l’opinion du bien-fondé d’engagement américain, et que des emprunts de guerre sont lancés avec l’appui de vedettes comme Douglas Fairbanks ou Mary Pickford, le président décrète "la mobilisation de toutes les ressources de la nation". Créé fin 1917, le bureau des industries de guerre saura, sous la direction de Bernard Baruch, prendre les mesures qui s’imposent : répartition des matières premières et des sources d’énergie en fonction des besoins de la guerre, reconversions industrielles, contrôle des chemins de fer et organisation d’un programme d’aide alimentaire à l’Europe, confié à un ancien ingénieur des Mines nomme Herbert Hoover...
Pour les Alliés, l’entrée en guerre américaine arrive au bon moment : la chute du tsarisme et les incertitudes qui pèsent sur l’avenir d’une Russie en proie au désordre et à l’agitation révolutionnaire, le réveil des tensions sociales et la fin de l’Union sacrée, I’échec sanglant de l’offensive Nivelle dans le secteur du Chemin des Dames et les mutineries sur le front ont en effet de quoi inquiéter les plus optimistes. L’annonce de l’intervention américaine vient à point nommé ranimer l’espoir des hommes et la certitude des gouvernants qu’avec le temps « on les aura ».
Prenant le commandement de l’armée française, saignée à blanc par les excès de la stratégie de l’offensive à tout prix suivie jusque-là, le général Pétain peut ainsi annoncer, au printemps de 1917, qu’il « attend les Américains et les tanks » : I’arrivée massive des sammies, dont on prévoit qu’ils seront déjà deux millions sur le sol de France à l’été de 1918, va, en effet, faire basculer définitivement le rapport de force en faveur de l’Entente. Décisive sur le terrain, I’aide des Etats-Unis ne l’est pas moins dans le domaine financier : les Alliés ont, depuis longtemps, épuisé leurs réserves et seuls le Trésor fédéral et les banques américaines sont en mesure de les renflouer. Quand le président Wilson annonce que « I’Amérique entre en guerre avec toutes ses forces », cela signifie aussi que seront mis à la disposition des pays « associés » les moyens nécessaires à la poursuite de leur effort de guerre : dix milliards de dollars d’avril 1917 à juin 1920. Sur le plan logistique, la participation décisive de la flotte américaine à la lutte contre les U-Boot et les exploits réalisés par les chantiers navals d’outre-Atlantique vont très vite limiter les effets du blocus. De plus, la mise à disposition de la marine marchande des Etats-Unis et la récupération des navires allemandes réfugiés en 1914 dans les ports, alors neutres. des nombreux pays latino-américains qui viennent d’entrer en guerre aux côtés de leur puissant voisin assurent à l’Entente la capacité de transport maritime qui lui faisait jusque-là cruellement défaut.
Lors de sa visite aux Etats-Unis fin avril 1917, le maréchal Joffre y expose l’urgence de la situation : trois ans de combats meurtriers ont anémié le dispositif anglo-français et, pour forcer rapidement la décision, il faut engager rapidement des troupes fraîches que les Français se chargeront dans un premier temps d’équiper et d’instruire. La France fournira ainsi au corps expéditionnaire américain la totalité de ses canons de 75 et de 155, de ses obusiers de 155, l’ensemble de ses chars, 81 % de ses avions, plus de la moitié de ses canons à longue portée, 57000 mitrailleuses et fusils-mitrailleurs, 10 millions d’obus et plus de 200 millions de cartouches...
Cent soixante dix-sept Américains, dont John Pershing, commandant en chef du corps expéditionnaire, et le lieutenant Patton, débarquent à Boulogne-sur-Mer le 13 juin 1917. Ils sont accueillis, à leur descente du bateau, par les représentants des plus hautes autorités militaires alliées et par le colonel Jacques Aldebert de Chambrun, descendant direct de La Fayette, qui, à ce titre, bénéficie de la nationalité américaine. Arrivés le soir même à Paris, où ils doivent rencontrer le ministre de la Guerre Paul Painlevé, le maréchal Joffre et le général Foch, ils reçoivent un accueil indescriptible : la population en liesse envahit les rues de la capitale et se presse sur le parcours du cortège qui se dirige vers la place de la Concorde. Il faudra que le général Pershing se montre au balcon de l’hôtel Crillon, sous les acclamations, pour que la foule en délire consente à se disperser.
Deux semaines plus tard, le 28 juin 1917, 14000 soldats américains débarquent à Saint-Nazaire : 13 000 hommes de la Ire division (la fameuse « Big Red One ») et un bataillon du 5e régiment de marines des troupes—que leur commandement compte acheminer rapidement vers les camps d’entraînement, où ils doivent recevoir une instruction de plusieurs mois. Mais les Français ne l’entendent pas de cette oreille et ils insistent pour que les sammies participent à une prise d’armes dès le 4 juillet 1917, à l’occasion du 141e anniversaire de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis. Le bataillon du 16e régiment d’infanterie, qui a l’honneur d’être retenu pour cette cérémonie, est acclamé et couvert de fleurs par des centaines de milliers de Parisiens et Parisiennes.
"La Fayette, nous voila !"
Après s’être recueilli sur la tombe du marquis de La Fayette, Pershing, excellent militaire mais piètre orateur, charge le capitaine Stanton de dire quelques mots en son nom. Ce sera le célèbre « La Fayette, nous voilà ! » qui déchaîne l’enthousiasme de la foule massée aux abords du cimetière de Picpus et dont les échos résonnent aujourd’hui encore dans le monde entier. Pershing refuse d’amalgamer ses troupes. En accord avec le président Wilson, Pershing est en effet résolu à maintenir l’identité de son armée pour qu’elle puisse, le moment venu et l’expérience acquise, prendre sa part spécifique à l’effort commun. Fin juillet, tous les éléments destinés à constituer la 1e division ont commencé leur instruction près de Langres (Haute-Marne). En septembre, ils sont rejoints par la 26’ division, composée de membres de la Garde nationale originaires de la Nouvelle-Angleterre, puis par une brigade de marines et par la 2e division, composée d’une brigade d’infanterie provenant de l’armée régulière, de trois régiments d’artillerie, d’un régiment du génie et d’un bataillon de transmissions. En octobre, c’est le tour de la 42e division "Arc-en-Ciel" dont les hommes, issus de la Garde nationale, viennent de 26 Etats différents...
Pershing dispose de peu de temps pour réaliser la montée en puissance de son corps expéditionnaire : fin octobre 1917, sa 1re division se volt attribuer un secteur proche de Toul et de Lunéville, aussitôt rebaptisée « Looneyville » (Cité des dingues). A la demande de Foch, promu entre-temps commandant en chef des forces alliées, ses trois autres divisions disponibles seront déployées peu après pour contenir les offensives de printemps allemandes qui menacent de disloquer le front. Le 28e régiment de la 1re division combat ainsi au sud-est d’Amiens, près du bourg de Cantigny, dont il s’empare sans coup férir. Malgré sept contre-attaques allemandes, appuyées par de violents bombardements et des tirs d’obus au tristement célèbre gaz moutarde, les sammies ne reculeront pas et prouveront ainsi à l’ennemi—qui tendait à les sous-estimer—qu’il fallait désormais compter avec eux. En juin et en juillet, c’est la superbe action de Bois-Belleau qui volt la 2’ division américaine et les régiments de marines venus en renfort des troupes coloniales françaises repousser tous les assauts allemands, et interdire ainsi la progression des Allemands vers Paris. Quand la contre-offensive française du 18 juillet décide du sort de la bataille de Champagne, 85 000 Américains sont engagés au combat, mais ils sont toujours mis à disposition de Foch à titre provisoire et Pershing attend avec impatience l’occasion de s’illustrer sous ses propres couleurs.
Les sammies à l’attaque
Ce sera chose faite lors des grandes offensives de septembre 1918. Le 12, à 5 heures du matin et une préparation d’artillerie assurée par 3 000 pièces, sept divisions américaines vont entamer la réduction du saillant de Saint-Mihiel. La victoire est rapidement acquise par les hommes des généraux Dickmann, Ligget et Cameron, appuyés par le 2e corps colonial français. A l’issue du combat, 16 000 Allemands sont faits prisonniers et quelques 300 canons ont été pris. Foch peut féliciter Pershing : « L’armée américaine, sous votre commandement, a remporté une magnifique victoire, par une manœuvre aussi habilement préparée que vaillamment exécutée. » L’offensive suivante, lancée à la fin du mois dans le secteur de l’Argonne, sous une pluie fine et pénétrante qui transforme rapidement la région en bourbier, sera plus éprouvante : « Sous la pluie glaciale des nuits sombres, écrit Pershing, nos soldats du génie avaient à construire de nouvelles routes à travers des terrains spongieux et retournés par les obus, à reparer les routes endommagées et à jeter des ponts. Nos artilleurs, sans penser au sommeil, s’attelèrent aux roues et amenèrent leurs pièces à force de bras à travers la boue pour appuyer l’infanterie. » Mal ravitaillées, soumises à d’incessants bombardements ennemis, affrontant des conditions atmosphériques épouvantables et un terrain difficile, les troupes de Ligget sont clouées sur place, et le désordre menace de s’installer à l’arrière des lignes. Mais les Allemands sont affaiblis, et les 197 divisions dont ils disposent encore sur le papier ne peuvent plus tenir tête aux 220 divisions alliées, dont 42 américaines, qui reçoivent chaque mois 250 000 hommes en renfort, venus s’ajouter aux 2 millions de sammies déjà déployés à la fin de l’été de 1918.
Quand l’armistice est signé le 11 novembre 1918 dans la forêt de Compiègne, mettant fin au conflit le plus sanglant de l’Histoire—près de 8 millions et demi de morts et 30 millions de blessés dans l’un et l’autre camp—50 000 boys auront laissé leur vie sur le sol de France. Parmi eux, le poète Alan Seeger, engagé volontaire dans la Légion étrangère dès le début des hostilités, qui écrivait, quelques jours avant de livrer son dernier combat : « Nous partons à l’assaut demain. Ce sera probablement le plus dur que j’aie vu. On nous fait l’honneur de nous mettre au premier rang. Pas de sacs, mais deux musettes, une toile de tente sur l’épaule, plein de cartouches et de grenades, et la baïonnette au canon. Je suis content de faire partie de la première vague d’assaut. Si l’on se trouve en action, il vaut mieux s’y trouver jusqu’à la limite. Et cela est l’expérience suprême. » La mort, qu’il avait si souvent chantée dans ses poèmes, le fauchera le 4 juillet 1916, jour anniversaire de la naissance des Etats-Unis, faisant de lui l’éternel symbole du jeune Américain qui donne sa vie pour la liberté.